Tu me fais de l’effet de serre
Un livre ouvert sur le monde
À l’heure actuelle, combien de poètes la ville de Sherbrooke peut-elle se targuer d’avoir eu entre ses murs? Il y a eu bien sûr le célèbre Alfred Desrochers mais à part lui, quel est le nom qui serait spontanément cité si l’on devait nommer un autre poète sherbrookois contemporain? Moi, je suis sûr que si on interroge les citoyens de Sherbrooke qui s’intéressent à la littérature d’ici, si on leur demandait le nom d’un poète local, un nom leur viendrait spontanément sur les lèvres, soit celui de Daniel Roy. Et ce serait un exercice très enrichissant de savoir combien de personnes connaissent le nom de Daniel Roy. C’est pourquoi je n’ai aucune hésitation à poser la candidature de Daniel Roy pour la carrière artistique. Pourquoi la carrière artistique et non une production culturelle? Parce que ça fait depuis 1976 qu’il pratique avec intelligence cette profession, non pas de façon sporadique, mais avec constance, puisqu’il en est déjà à son onzième recueil. En connaissez-vous beaucoup de poètes avec une production aussi abondante et aussi régulière? Il existe ceux du circuit habituel qui réussissent à publier dans des maisons d’édition de l’extérieur, mais qui après un ou deux recueils et une gloire bien éphémère, sombrent dans l’oubli. Les poètes contemporains semblent se contenter de renommée passagère comme si le fait d’être publié était suffisant. Pour Daniel Roy, être publié est une chose, être connu en est une autre. Et pour que les chances de la deuxième avenue soient meilleures, rien de mieux que de prendre son destin en mains. C’est pourquoi il a décidé de publier son oeuvre à compte d’auteur, une pratique devenue de plus en plus courante en ce qui concerne la poésie étant donné le peu de diffusion que connaît ce genre littéraire et une pratique qui est même recommandée dans certains cas par l’Union des écrivains québécois. Cette pratique lui permet de veiller lui-même à la diffusion de son oeuvre et par conséquent de connaître un rayonnement beaucoup plus grand que la voie habituellement utilisée. En connaissez-vous beaucoup de poètes locaux dont le rayonnement a dépassé le cadre local pour s’étendre jusqu’aux confins de la province (invité à Sept-Îles), dans l’Ouest canadien, à l’Île-du-Prince-Édouard, aux États-Unis, en France (gagnant de la Médaille d’argent de l’Académie internationale de Lutèce) à Paris pour son recueil La douce paysanne, invité spécial de l’Université de Lyon dans le cadre d’un échange Franco-Québécois et au Maroc? Et à chacun de ces endroits, il est présenté comme un poète sherbrookois ou estrien. D’être désigné comme poète d’une région procède d’abord d’un choix conscient. Il n’éprouve pas l’utilité de s’exiler dans une plus grande ville pour obtenir plus de reconnaissance «éphémère», il choisit de vivre la carte régionale, la carte qui est sa source d’inspiration dans le but de faire connaître avant tout cette région et les gens qui l’habitent, dans son style particulier, qui a été reconnu par les plus grands critiques de poésie du Québec.
«Tôt ce matin, je déambulais dans les rues de Sherbrooke» (extrait de Bodedandoeil, 1976). Voici un des nombreux vers de son oeuvre qui est en relation avec la ville de Sherbrooke. Tout comme un peintre qui illustrerait les sites de la ville ou les gens qui l’habitent, Daniel Roy est le reflet de la vie ordinaire en Estrie faite de hauts et de bas. Pourquoi parler de carrière dans son cas alors qu’il est encore jeune et qu’il a encore de nombreuses années de production devant lui? Parce que d’ordinaire, les carrières en poésie sont courtes. Quelques recueils et la carrière du poète est accomplie. Il est difficile de parler de continuité quand on fouille la production d’un poète. Mais dans le cas de Daniel Roy, quatorze ans de métier et onze recueils de poésie, on parle ici d’une vaste production plus vaste que celle de bien de nos poètes nationaux. La reconnaissance, par contre, n’a pas attendu toutes ces années. Dès ses premiers recueils, l’accueil a été chaleureux. Certains critiquent les saluèrent comme un «poète aux allures de hobo, qui a quelque chose du poète zen et du lièvre (Jacques Renaud, le Devoir)», d’autres comme écrivant «des poèmes comme une bouffée de fraîcheur (Réginald Martel, La Presse)», ou encore comme un auteur d’une «poésie qui ne se prend pas au sérieux et qui se laisse lire en souriant (Michel Beaulieu, Le livre d’ici)», ou encore comme un auteur avec qui «le coeur du monde bat à un rythme différent (Michèle Salesse, Lettres québécoises)». Dans le cas de Daniel Roy, il est donc approprié de parler de carrière étant donné la longévité de celle-ci par rapport à celle d’autres commettants étant dans ce domaine, d’abondance et de constance (11 titres), de qualité vu les marques d’appréciation de plus en plus nombreuses et de rayonnement qui s’étend bien au-delà de notre région.
Si Daniel Roy avait choisi de se faire éditer dans une grande ville, son prestige «éphémère» aurait peut-être été plus grand, mais ce seraient des artisans de Montréal qui auraient bénéficié des retombées économiques de la publication de son oeuvre. Tandis qu’en publiant son œuvre ici à Sherbrooke, ce sont des imprimeurs, des graphistes, des photographes ou des typographes de Sherbrooke ou de la région qui en ont profité. En regardant bien l’annuaire de l’Union des écrivains québécois, on ne compte plus une seule maison d’édition sherbrookoise depuis la disparition des Éditions Naaman. Pourtant en écrivant des livres par rapport à la vie en Estrie, il devient comme normal que l’édition provienne avant tout d’ici. Ses lancements ont toujours eu lieu à Sherbrooke et à chacune des occasions, les médias locaux en ont abondamment parlé. Le monde entier connaît Mack Sennett et même si dans sa biographie, il est écrit qu’il est né à Richmond en Estrie, il n’y a personne qui aurait eu l’audace de l’identifier comme un cinéaste estrien. Ce type de reconnaissance doit être attribué à quelqu’un dont toute la carrière ou une majeure partie de celle-ci s’est déroulée dans la région. À chaque fois que Daniel Roy est invité à promouvoir sa poésie dans une autre région ou dans une autre province ou dans un autre pays, il est présenté aux gens sur place comme un poète sherbrookois ou estrien. Dans ces occasions, il devient en quelque sorte, par son talent, un ambassadeur très représentatif de la ville qui en retour serait très justifiée de lui témoigner à son tour sa reconnaissance. Daniel Roy est un poète de Sherbrooke et nous voulons le reconnaître comme tel. Par la même occasion, cette reconnaissance pourrait donner un bon coup de pouce à la poésie en tant que moyen d’expression artistique en affirmant tout haut que la ville de Sherbrooke ne lève pas le nez sur cette forme d’art qui a déjà eu des heures de gloire plus prestigieuses mais qu’elle lui reconnaît une place de premier choix dans son coeur.
YVES LEBEL, février 1990.